Merci à Josy Borselli pour m'avoir signalé cet article...
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Si l'animal n'est pas un meuble, quels sont ses droits ?
Par VIOLAINE DE MONTCLOS (Journal LE POINT)
~~Scène vécue au zoo du Jardin des Plantes (Paris), devant la cage des orangs-outans. Une femelle se déplace, debout, traînant derrière elle un long tissu blanchâtre à la manière dont nos bébés traînent souvent des morceaux d'étoffe, des "pinpins", des "doudous". Sourires dans le public. Puis la voilà qui escalade les parois de sa cage, introduit le tissu dans le grillage, fait un noeud, tire avec application pour en éprouver la solidité. Un noeud ! Le public s'est figé. Même opération avec l'autre extrémité du tissu, noué bien serré et un peu plus bas. Une surface d'étoffe souple est désormais attachée à la cage : un hamac, dans lequel le grand singe prend place avant de tourner son regard, lentement, vers les hommes qui l'observent. Plus personne, parmi les adultes, les enfants, ne sourit. Cet orang-outan vient de fabriquer un hamac et le rire anthropomorphique a cédé la place au vertige. Comment justifier la place de ce singe, et la nôtre, chacun de part et d'autre de cette paroi grillagée ? Il était si facile, il y a vingt ans à peine, de chasser ce vertige face au monde animal, ce sentiment fugace qui nous a tous saisis, un jour ou l'autre, devant le sommeil peuplé de rêves, les larmes, les pitreries ou le regard d'une bête : son asservissement est-il juste ? Seulement, il y a vingt ans, on croyait encore au "propre de l'homme", à tout ce qui, faisant défaut à l'animal, nous permettait d'occuper sans angoisse une place ontologique à part : au sommet du vivant, radicalement différents, objectivement supérieurs. Or, l'évolution spectaculaire de la science, en particulier - mais pas seulement - au contact des grands singes, met depuis peu ce dogme à rude épreuve, nous dépouillant petit à petit de tous ces attributs dont on croyait que l'espèce humaine avait l'exclusivité. Le rire, le langage, la conscience de soi et de sa finitude, le tabou de l'inceste, la honte, la réconciliation, le sens de la justice et de la réciprocité, mais aussi les luttes de pouvoir, l'intimidation et les règlements de comptes, tout cela fait partie, c'est désormais prouvé, de la vie animale - au moins du destin de nombre de mammifères. L'anthropocentrisme s'effondre, l'"animal-machine" de Descartes ne convainc plus personne, les digues du propre de l'homme ont sauté et nous laissent, devant la cage de ce zoo urbain, en proie à un vertige que plus rien ne dissipe. Qui est cet animal ? La cause animale sort du ridicule : Réponse, d'après notre Code civil : ce singe ne vaut pas plus, juridiquement, que le hamac qu'il vient de fabriquer. Ce singe est une chaise, une porte, une machine à laver, rangé comme ces objets, dans notre droit français, dans la catégorie des "biens". Pour extraire les animaux de cette catégorie juridique, préalable nécessaire, estiment-ils, à tout débat sur le droit animal, vingt-quatre intellectuels ont signé un manifeste publié, fin octobre, par la Fondation 30 Millions d'amis. Parmi eux, Élisabeth de Fontenay et Boris Cyrulnik, mais aussi Alain Finkielkraut, Michel Onfray, Edgar Morin, Luc Ferry, des juristes, des historiens, des philosophes que leur incontestable stature intellectuelle interdit de traiter avec la commisération réservée d'ordinaire, en France, aux défenseurs de la cause animale, jugés au mieux immatures, au pire politiquement suspects. Depuis dix ans, nos sciences sociales vivent un "tournant animaliste", sociologues et historiens osant s'intéresser à ce qui aurait à coup sûr jadis fait bondir leurs aînés : le point de vue animal. Le sujet n'est plus une marotte d'illuminés ou de misanthropes. Il s'intellectualise. Et le juriste Jean-Pierre Marguénaud, signataire de ce manifeste, de citer le philosophe John Stuart Mill : "Tout grand mouvement doit faire l'expérience de trois étapes : le ridicule, la discussion, l'adoption." "Je crois que la cause des animaux est en train de sortir du ridicule, dit Marguénaud . Il ne suffira plus à ses contempteurs de mettre les rieurs de leur côté. Maintenant, il va falloir entrer dans le raisonnement. Extraire les animaux de la catégorie des biens est un premier pas, et le débat sera long." Incohérence : Car nous sommes, vis-à-vis de ces êtres dont nous avons fait des biens monnayables, englués dans une inconfortable schizophrénie. Un lapin peut être chéri comme compagnon du cercle familial, dégusté en fricassée ou étendu sur une table de vivisection. Il est interdit de sodomiser un animal domestique, comme l'apprit à ses dépens un fonctionnaire français condamné pour sévices sexuels sur son poney en 2005 ; il est permis, pourtant, de le manger. Il est illégal de goûter la chair d'espèces en voie d'extinction. Mais aucune loi ne protège ces dernières d'éventuels assauts sexuels des humains. Que dire, enfin, de ces jugements de divorce qui attribuent sans ambages le chien, le chat ou l'oiseau domestique au membre du couple avec lequel le lien affectif est le plus fort, alors que ce chien, ce chat ou cet oiseau n'a pas plus de valeur, toujours d'après notre Code civil, qu'un écran plat ou qu'une poêle à frire ? Pour retrouver une cohérence, il faudrait donc réinventer, sinon démanteler, la frontière ontologique qui nous sépare d'eux. Premier obstacle de taille : si les droits de l'homme reposent sur la conviction qu'un homme, quel qu'il soit, en vaut exactement un autre, les droits de l'animal se heurtent à l'hétérogénéité évidente de l'animalité. "Le règne animal, cela n'existe pas, s'agace l'historien Damien Baldin. Il faudrait s'interdire d'employer ce terme, animal, qui ne recouvre aucune réalité biologique, sociale ou historique. Qu'ont en commun le plancton, le moustique, le cheval ?" Un "cauchemar anglo-saxon ?": Autre difficulté, majeure : trouver un consensus dans nos sociétés occidentales traversées, vis-à-vis des bêtes, d'options irréconciliables - la violence inouïe des débats sur l'abattage rituel, la corrida ou la chasse en témoigne. En bout de chaîne, le philosophe américain Tom Regan et le bioéthicien australien Peter Singer, chefs de file de l'antispécisme, ce mouvement radical qui assimile la différenciation des espèces à du racisme et enjoint de se préoccuper de la souffrance du poisson au même titre que de celle du bébé humain. Et, à l'autre extrémité, les défenseurs d'un humanisme sans remords, qui voient dans cet égalitarisme confus une trahison de notre socle culturel et, par ricochet, de nos traditions rurales et gastronomiques. "Le monde est en train de devenir un cauchemar anglo-saxon", écrivait dans Le Point l'écrivain Richard Millet, se revendiquant consommateur de viande de cheval. Pas de viande, s'il vous plaît. Car l'un des grands enjeux du débat est là. Si les animaux ne sont plus des biens, osera-t-on encore déguster leur chair ? Et si oui, jusqu'à quel point notre plaisir d'homme justifie-t-il leurs souffrances de bêtes ? Choqués par les scandales agroalimentaires, marqués par des confessions de végétariens moins austères que ne l'étaient leurs aînés - Faut-il manger les animaux ? (L'Olivier) de Jonathan Safran Foer, aux États-Unis, No steak (Fayard) d'Aymeric Caron, en France -, les Occidentaux se détournent, lentement mais de façon significative, de la chair animale : partout, dans le monde développé, la consommation de viande baisse. Loin des yeux : En diffusant un simple petit film sur les conditions de gavage imposées par une maison de foie gras fournissant les tables étoilées, l'association antispéciste L214 vient de convaincre Joël Robuchon et le chef britannique Gordon Ramsay de mettre fin à leurs commandes chez ce producteur. Les images, éprouvantes, montraient des volatiles sanguinolents, souffrant, cherchant l'air entre deux gavages mécaniques. "La difficulté est de donner à voir cette vérité, explique Brigitte Gothière, porte-parole de l'association. Les abattoirs, les élevages industriels sont impossibles à pénétrer. Ceux qui nous critiquent en appellent à nos traditions, au savoir-faire de nos fermiers, à un compagnonnage entre éleveurs et bêtes qui n'a rien à voir avec la réalité actuelle de l'industrie agroalimentaire." Dans son Histoire des animaux domestiques (Seuil), Damien Baldin démontre précisément combien l'amour des animaux, leur acceptation dans le cercle familial, le souci de leur protection sont allés, au XIXe et au XXe siècle, de pair avec l'essor, à la frontière des villes, des fourrières et des abattoirs. "Il y a les bêtes élues du cercle familial et celles, loin des yeux, dont nous ne voulons pas voir le sang, les souffrances", dit-il. Il y a, au zoo du Jardin des plantes, un grand singe enfermé qui de ses longs doigts fait des noeuds, comme vous, comme moi. A-t-il des droits ?